« l’immigration est un arbre sans branche » © lmndlily – Fotolia
Article découpé arbitrairement en trois partiés égales : troisième partie.
Les lieux d’accueil des migrant·es, et notamment les associations où l’on donne des cours d’alphabétisation, sont le terrain d’étude que Jérémie Piolat a choisi pour sa recherche anthropologique actuelle. Loin des clichés condescendants sur les personnes étrangères, il questionne les imaginaires de femmes migrantes lors d’ateliers d’écriture. Et révèle un fossé entre les perceptions des enseignantes associatives et le vécu des femmes exprimé dans les textes produits. De ce choc naît l’idée de confronter les imaginaires dans une thèse qui sera défendue le 19 octobre 2020 à l’UCL. Youmanity a tendu son micro à l’anthropologue français pour creuser la thématique de la décolonisation et – pour reprendre ses termes – de la décolonialisation.
L’article a été découpé en trois parties arbitrairement égales. Ceci est la deuxième partie.
Et donc, c’est lorsque tu as analysé cette posture par rapport au public que tu as fait un lien avec la posture dominante, rattachée à un passé colonial ?
À ce moment-là, m’est revenu en mémoire ce qu’on a appelé précédemment l’incident critique, mais vu le soutien qu’avait apporté par la suite l’association Diane aux textes des migrantes, j’ai un peu perdu de vue ce discours-là, entre 2006 et 2014. Pourtant, cela m’a toujours aussi dès le départ fortement surpris d’observer que les enseignantes ne parlaient pas beaucoup des textes des migrantes : elles s’étonnaient juste du fait que ces textes existent et que « les migrantes écrivent si bien ».
Voici un exemple de comment ces femmes écrivent : Zubida Ben, qui est une des migrantes auteures, écrit dès le premier atelier, en 2006 : « l’immigration est un arbre sans branche ». On a là une écriture très éloquente, très métaphorique, à fort pouvoir d’évocation. Après, Zubida Ben écrira un texte où elle parlera d’une « statue immigrée ». Elle racontera qu’une statue immigrée vivait dans « un jardin au Maroc » et qu’elle était très belle « avec des longs cheveux noirs sur lesquels se reflétaient la lune, et des joues roses comme des fraises ». Et puis un homme l’a vue, l’a trouvée belle, l’a prise, l’a mise dans une boite, l’a emmenée en Belgique et là elle s’est retrouvée toute seule, « sans personne à qui parler ». Et ce qui est très intéressant dans ce texte, c’est que l’auteure ne se plaint pas de son mari en tant que personne. Elle se plaint du fait qu’elle n’a pas pu choisir son mariage (ce qu’elle juge anti-islamique) mais elle aime pourtant son mari quand même. Donc on est là dans une situation encore plus ambiguë que ce que l’on pourrait croire au départ. C’est surtout l’exil et la solitude migratoire qui l’ont fait souffrir. Ce texte reflète le parcours de nombreuses femmes rencontrées dans les ateliers d’écriture.
Quand Zubida écrit des textes, la majorité des enseignantes de différentes associations réagissent à peu près ainsi : « c’est quand même formidable qu’une femme, qui était analphabète il y a 5 ans, réussisse à écrire comme ça ». Alors que si elle écrit comme cela, ce n’est pas du fait de ce qu’elle a appris dans l’association. Non. Cela vient d’abord d’une culture orale excessivement riche en pouvoir d’évocation, une culture orale littéraire, en l’occurrence d’origine paysanne, qui lui a été transmise depuis qu’elle est née. Zubida expliquera ainsi « ma tante, ma mère parlaient comme ça » et aussi « la nature est toujours dans ma tête ». Ainsi, elle convoque souvent des métaphores au moyen d’êtres de la nature, arbres, fleurs, terre (d’autres convoquent l’océan ou le changement de saison). Si par exemple Zubida parle de l’exil, elle va souvent utiliser la métaphore de l’arbre. Donc là clairement, de la part des enseignantes, on est dans un regard assez colonial sur les écrits de ces femmes qui ne permet pas de comprendre que leur manière d’écrire relève d’un vrai savoir (qu’elles aient été scolarisées ou non), issu de leur univers d’origine, et d’un mode de relation complexe à la fois sensible et intellectuel à la nature et aux êtres non humains qui l’habitent.
Zubida Ben, qui est une des migrantes auteure, écrit dès le premier texte en 2006 « l’immigration est un arbre sans branche », donc une écriture très éloquente, très métaphorique, très forte.
Ce type d’ontologie, cette manière de percevoir la nature comme un être qu’on ressent autant qu’il nous ressent, structure le pouvoir de dire de ces femmes dans ces ateliers. Il y avait un regard colonial sur ces textes, incapable de comprendre la généalogie de cette puissance d’évocation dans ces textes.
C’est un peu comme un incident critique, comme on le nomme en communication interculturelle ?
Oui, c’est vraiment inattendu, une surprise, un incident critique. Mais c’est à mes yeux un incident moins interculturel qu’inter-politique en fait. C’est-à-dire que ce discours là sur ces « femmes migrantes, musulmanes, africaines, extra-occidentales, sans savoirs » ne vient pas de l’expérience des enseignantes avec les femmes migrantes. Il vient de certains discours qui, en 2006, déjà, étaient régulièrement véhiculés depuis des années par les médias et de nombreux politiques[3]; discours sur les migrants et personnes extra-occidentales, notamment les musulmanes, subsahariennes ou maghrébines, où ces dernières étaient présentées comme des femmes soumises à leur mari[4], peu instruites, réduites au fait qu’elles ne savaient pas lire (ou qu’on se l’imaginait). Ces discours ont circulé jusque dans l’associatif où règne parfois l’idée de femmes migrantes devant cacher à leur mari qu’elles suivent des cours – d’autant plus si c’est avec un homme. Ce qui peut arriver mais qui s’est avéré majoritairement faux dans le cas de la majorité des migrantes rencontrées sur mon terrain !
Et puis, à partir de 2014, j’ai pu observer qu’il y avait des discours et attitudes, chez certaines enseignantes blanches de Diane, plus ambigus et violents que je ne l’aurais imaginé. J’ai découvert notamment que certaines enseignantes pratiquaient la chasse à la prière, soit qu’elles vérifiaient si, durant les pauses des cours, certaines femmes musulmanes ne priaient pas discrètement – assises sur une chaise – dans une salle vide. J’ai découvert que ces enseignantes ouvraient les portes des salles a priori vides et que, lorsqu’elles voyaient une migrante prier, elles le leur reprochaient et leur disaient que c’était interdit dans l’association et que l’association était un espace laïc, etc. Parfois, ces enseignantes en discutaient entre elles durant les repas d’équipe et disaient qu’il fallait tenir et continuer à repérer et sermonner les migrantes récalcitrantes (je cite), que c’était important que l’Islam ne prenne pas trop de place dans l’association. Et puis j’ai entendu une enseignante décrire certaines femmes du public comme frustrées et frustres. Par ailleurs, chez Diane et dans d’autres associations, était souvent évoquée la présupposée sur-fécondité des femmes africaines, autrement dit le fait qu’elles faisaient « quand même beaucoup d’enfants ».
Sur les sites internet où différentes associations d’éducation permanente présentent leurs finalités, j’ai pu lire que l’on énonçait le public migrant comme en besoin « d’outils de compréhension du monde », ou encore comme ayant peu accès à la culture, ou comme souffrant d’ « emprise familiale ». Et chez Diane, j’ai entendu de très violents discours sur l’Islam, et je me suis rendu compte que le discours sur les femmes migrantes musulmanes tendait à les énoncer, d’une part, comme des pauvres femmes n’ayant pas eu la chance d’être scolarisées, d’autre part comme des femmes « trop soumises à leurs hommes car islamiquement trop pratiquantes » (je cite) et parfois même comme missionnantes, soit en désir d’islamiser la société, bref comme une menace.
Il se fabrique en fait, dans une certaine part du discours associatif, une sous-catégorie symbolique féminine, une sorte de sous-genre : celui de la femme musulmane racisée, censée être plus dominée, plus docile et moins instruite que les femmes blanches ou euro-descendantes, et en même temps coupable de sa servitude car de plus en plus pratiquante et voilée. Discours qui institue, en miroir, une sous-catégorie masculine : celle de l’homme africain et (ou) musulman, énoncé comme plus dominateur, plus violent, plus patriarcal, plus archaïque que l’homme blanc.
Force est de préciser à ce point que la manière dont les migrantes musulmanes vivent et font usage de leur religion, pour se construire en tant que femmes porteuses de postures d’émancipations, et comme racisées, ne correspond en rien aux discours associatifs[5].
Enfin, ma place d’ethnographe m’a permis également de comprendre que chez Diane, en dépit de sa réputation « fondamentalement antiraciste », « à la pointe de l’antiracisme », etc., on débat encore sur le fait d’engager une accueillante (sorte de réceptionniste, chargée d’accueillir toute personne entrant chez Diane et de répondre au téléphone) voilée. Dans cette association encore, il est impensable qu’une formatrice puisse venir travailler voilée. Et, enfin, donnée peu négligeable, l’immense majorité des formatrices en FLE, et des responsables de secteur, sont euro-descendantes. Était-ce, au-delà de certains discours et postures, également cela que l’on a essayé de me cacher lorsqu’on m’a un peu fermé les portes ? : le fait que, quels que soient les arguments et convictions sincères dont use Diane pour se présenter et se justifier, les discriminations de nature raciales, à l’embauche et relatives à la répartition des différentes fonctions, sont également à l’œuvre, comme dans le reste de la société, dans cette association dont on dit que « l’antiracisme fait partie de son ADN ».
Peux-tu nous parler de ton travail avec les femmes migrantes ?
Depuis 2006, dans chaque atelier, le lien avec elles se fait souvent très vite. Alors effectivement, je vais les inviter à parler sur les différences qu’elles voient entre leur pays d’origine et le pays d’immigration, ce à quoi elles sont attachées, sur les savoirs et les conceptions, la philosophie qu’elles portent. Cela a participé favoriser le lien et aussi le fait qu’elles et ils écrivent assez vite (j’ai aussi travaillé avec des hommes par la suite). En fait, je me rends compte alors très vite que l’image qui est véhiculée par l’association et le monde associatif ne correspond pas du tout à ce que les migrants et migrantes sont. Et que la manière dont sont perçues les femmes migrantes par les enseignantes euro-descendantes de Diane et d’ailleurs vient d’abord d’un vide relatif à la connaissance que ces dernières pourraient avoir des pays et univers d’origine de ces femmes migrantes, de leur culture, des savoirs qu’elles portent, et que ce vide est rempli par le discours médiatique. Ou plutôt par un discours « instauré médiatiquement comme savoir » en vertu duquel les hommes extra-occidentaux et de préférence musulmans ou (et) africains sont présentés comme hypra sexistes, machistes, dominants, et où les femmes musulmanes sont énoncées, elles, comme hypra dominées, et complices de leur domination car voilées, etc. En 2006, les femmes marocaines de Diane étaient quasiment toutes voilées. Dans les ateliers d’écritures que j’ai continué à organiser pendant ma recherche, chez Diane par exemple, 90 %, des femmes musulmanes, toute origine confondue sont voilées. Lorsque l’on entend, « ces femmes n’ont pas de culture, pas de savoirs », c’est encore le discours ou fantasme médiatique sur les femmes voilées que l’on perçoit, et qui a impacté le milieu associatif.
Ce qui m’a saisi dans ces textes, c’est que justement ils posaient question : non seulement ils nous apprenaient sur certaines manières d’être en relation, moins anthropocentriques au monde vivant non humain, mais ils nous renseignaient aussi sur un type d’imaginaire et de relation à la nature que nous n’avions pas.
Par les femmes auteures des ateliers, la nature n’est pas seulement vue comme un ensemble d’objets inertes mais comme un ensemble d’êtres, qui vivent, qui communiquent, qu’on peut ressentir et qui peuvent également nous ressentir. Par exemple, dans l’association Care, une femme, en 2011, qui s’appelle Sana, a écrit un texte qui s’intitule « le grand cœur bleu » où elle dit que l’océan à Tanger lui manque, et que non seulement l’océan consolait ses peines, quand elle le regardait et le sentait mais aussi que, grâce à ses vagues, tous ses sentiments changeaient. Ses « mal-sentiments » (c’est son expression) étaient lavés par la présence de l’océan. Et là, elle parle de l’océan comme d’un être, qui la perçoit. Ce n’est pas un paysage qu’elle contemple, c’est un être avec lequel elle est en relation.
Ce type d’ontologie, cette manière de percevoir la nature comme un être qu’on ressent autant qu’il nous ressent, structure le pouvoir de dire de ces femmes dans les ateliers. À mes yeux, il y avait dans l’associatif, un regard finalement assez colonial sur ces textes, incapable de comprendre la généalogie de cette puissance d’évocation dans les textes des migrantes.
Mais justement, face à ses textes n’y a-t-il pas eu remise en question des représentations ?
Oui, il y a eu ça mais en vertu de la civilisation du statut dans laquelle on vit, les enseignantes ont reconnu la beauté des textes mais cela s’arrêtait là. Il y avait deux choses importantes : ces textes étaient beaux et ces femmes, décrites au départ comme hyper introverties, prenaient la parole dans les conférences où elles présentaient des livres qu’elles avaient écrits, répondaient à des questions devant parfois 150 personnes. Donc les enseignantes saisissaient que ces femmes écrivaient sur leur vie intime mais par contre cela n’a pas été jusqu’à dire « mais il y a quand même, dans leurs textes, une façon d’énoncer la nature ou de la convoquer qui est interpellante et qui nous renseigne effectivement sur nos propres absences ici, en Occident ».
La décolonisation des savoirs, ici, ce serait la décolonisation du regard du regard porté sur les textes des migrantes.
Ce qui m’a saisi dans ces textes, c’est que justement ils posaient question : non seulement ils nous en apprenaient sur certaines manières d’être en relation, de manière non anthropocentrique, au monde vivant non humain, mais ils nous renseignaient aussi sur un type d’imaginaire et de relation à la nature que nous ne possédons pas. Et donc, ça peut nous questionner sur l’Occident : en Europe même, est-ce qu’il y a encore un imaginaire comme ça, chez les paysans par exemple ? Pourquoi cet imaginaire n’est pas mobilisé ? Le pire de tout, pour montrer comment ces textes ont très peu interpellé, c’est que ces femmes – et les migrants plus largement, femmes ou hommes – ont parfois droit à des cours d’écologie ! On leur apprend à trier les déchets, et que dans le monde il y a des terres qu’on pollue… Et on va toujours montrer des films dans lesquels on voit des décharges dans lesquelles les gens puisent pour se nourri, par exemple en Inde. Mais il n’y pas besoin d’aller en Inde pour connaître ce problème d’enterrement des déchets. Cela existe aussi dans l’Afrique proche. Donc, avec cette éducation à l’écologie, on est clairement dans un truc complètement décalé et on n’interroge jamais les publics ou très peu sur leurs propres perceptions et relations à la nature. Alors que leur relation à la nature est tout à fait en phase avec ce que l’on appelle l’écologie, et paraît même parfois avant-gardiste.
La décolonisation des savoirs, ici, ce serait la décolonialisation du regard porté sur les textes des migrantes. Ou au moins le décryptage du regard colonial porté sur les textes produits par les migrantes qui finalement nous conduit à ne pas nous laisser animer par ces écrits. Il y a une forme d’imbécilité et d’ignorance : il y a beaucoup de paramètres derrière tout ça, une longue histoire (et qui n’est pas terminée) qui s’appelle la colonisation et le colonialisme. On dit aussi post colonialisme ou néo colonialisme, donc c’est tout ça qui détermine ce regard à un niveau micro sur les textes des femmes ou sur leurs paroles aussi.
Est-ce que c’est justement ce que tu as appelé la rançon de la colonisation ?
Oui, ça peut être en tout cas le coût de la colonisation et de la culture coloniale sur les Européens de l’ouest : une capacité à invisibiliser spontanément les autres mais par là même à rendre silencieuse notre intelligence en présence de la pensée de ces autres (ceux ayant grandi dans un contexte différent, non occidental). Mais on pourrait être en curiosité par rapport à cet autre contexte. C’est en tous cas ma position. Je me pose la question, sans cesse : « tiens, qu’est-ce que le fait d’avoir grandi dans ce contexte, qui marocain, guinéen, etc. va permettre ici, en terme d’éveil d’un certain regard sur les sociétés occidentales ? ». Qu’est-ce que l’imaginaire de femmes venant de Guinée, peules, bambaras, ou de femmes venant du Maroc, peut nous permettre de fabriquer comme regard critique sur notre société ? Comment ce regard peut nous permettre de nous interroger sur nous-mêmes ?
Est-ce que l’on peut dire que c’est une des façons dont les rapports de domination issus de la colonisation se perpétuent aujourd’hui ?
Oui en effet. Et ces rapports de domination se perpétuent à plein de niveaux : militaire, politique, économique, matériel, et au niveau symbolique aussi. La colonisation et le colonialisme se perpétuent et c’est très important de le dire. Il y a aujourd’hui des groupes qui se concentrent sur le fait de devoir enseigner la véritable histoire de la colonisation. Alors effectivement, c’est vraiment nécessaire car il y un révisionnisme, pour ne pas dire un négationnisme, par rapport à l’histoire coloniale. Mais le négationnisme est aussi relatif au présent. Et il n’est même pas forcément toujours offensif et calculé. Il est simplement lié au fait qu’il n’y a pas de connaissance populaire précise (à partir de données précises) de la violence raciale globalisée actuelle, à part, bien sûr, chez les groupes d’activistes descendants de migrants, en France et en Belgique, qui se battent pour faire émerger une conscience collective de notre présent. Qui peut donner des chiffres aujourd’hui ou des noms de compagnies qui sont impliquées par exemple dans la démolition systémique du Congo et de ses populations ? Qui a en tête qu’au niveau des violences transfrontalières, il y a eu 17.000 morts en méditerranée entre 2014 et 2018 ? Et à l’inverse, quelle entreprise congolaise ou indonésienne vient piller les sols d’Europe ? Aucune. Par contre le pillage continue, par le fait de multinationales occidentales comme Nokia au Congo, avec les mines de coltan, de cobalt et de toute une série de minerais utilisés notamment contenus par le corps de nos téléphones portables et nos ordinateurs[1]. Donc voilà : la colonisation se perpétue. On dira plutôt post-colonisation pour ne pas nier le fait qu’il y a eu les décolonisations et qu’il en reste quelque chose. Sans les décolonisations, il n’y aurait jamais eu d’études post-coloniales ou décoloniales, qu’elles soient universitaires ou le fait d’activistes. Mais force est de constater que les forces du pillage occidentales et de la nécro-politique (soit de la politique qui donne la mort, rapidement ou lentement en atrophiant les existences) sont pourtant toujours à l’œuvre[2].
Certains parlent aussi de néo-colonisation ? Quel serait le bon concept pour en parler ?
Tous ces termes sont intéressants et valables. Ce qui est marquant dans le terme « post colonial », c’est que ça montre que l’on se situe après la colonisation mais que l’on est dans la recomposition de la colonisation ou de logiques parfaitement coloniales. Ce n’est pas la répétition de la même chose mais la recomposition de modes de domination qui peuvent se colorer autrement, qui peuvent être accompagnés discursivement autrement. Mais par contre, au niveau de leurs effets, nous ne sommes pas du tout dans un amoindrissement de la violence, bien au contraire. On vit quelque chose d’hallucinant, à se demander même si l’esclavage est terminé ! : quand on voit par exemple les travailleurs – parmi lesquels des enfants – dans les mines au Congo, exploités jusqu’à la mort. Donc ne jamais oublier quand on enseigne l’histoire de la colonisation que ce n’est pas une affaire de passé. On parlerait du passé honnêtement et l’affaire serait réglée. Non ! C’est du présent aussi, et peut-être d’abord, qu’il faut parler. C’est lui qu’il faut enseigner. Et ce sera à mes yeux la meilleure manière d’inventer une histoire décolonialisée.
Utiliser le terme « post colonialisme », c’est une manière d’énoncer le colonialisme d’aujourd’hui. Ce n’est pas un néo-colonialisme, c’est un colonialisme nouveau mais qui est capable de reproduire des violences tout aussi denses que pendant la colonisation. Et puis, au niveau discursif, il y a le même processus, au fond, que pendant la colonisation. On énonce, dans le récit dominant et médiatisé, l’Afrique comme responsable de son désastre. Comme si l’on voulait que les post-colonisés adoptent le discours que tient le dominant sur les dominés (ce qui est une des spécificités majeures du colonialisme). On veut rendre responsables les populations africaines des déchets enterrés en leurs sols, des désastres causés par l’extraction de leurs ressources. Parfois, par des détours subtils mais qui finissent en fait par occulter le rôle majeur de l’Occident dans le continuum de la violence raciale.
Décolonisation des savoirs ou décolonialisation ?
On parle souvent de décoloniser les musées par exemple, en rendant les objets qui ont été volés : mais il ne s’agit pas là de décoloniser, en ce sens que les musées sont un territoire colonial (voir à ce sujet l’article Totem et Tabous sur l’Africa Museum). On ne décolonise pas un territoire colonial, on le décolonialise. C’est ceux qui en sont victimes qui se décolonisent par le fait de décolonialiser les territoires de pouvoir, et plus spécifiquement de pouvoirs fondés sur l’imaginaire racial (l’imaginaire qui fabrique les races, c’est-à-dire les groupes humains dont l’origine est censée justifier la domination).
Quand nos savoirs en sciences sociales sont incapables de reconnaître la part qui revient au Sud dans notre manière de faire science aujourd’hui, il ne s’agit pas de décoloniser nos savoirs mais bien de les décolonialiser. Parce que c’est une perception coloniale de la manière dont nos savoirs ont pu se construire.
Par exemple, notre manière de penser abstraitement ou de pratiquer les sciences sociales comme le rappelle le sociologue afro-britannique Paul Gilroy[3], vient aussi de l’influence des Suds. C’est ce que dit également le sociologue De Sousa Santos[4]. Donc quand nos savoirs en sciences sociales sont incapables de reconnaître la part qui revient au Sud dans notre manière de faire science aujourd’hui, il ne s’agit pas de décoloniser nos savoirs mais bien de les décolonialiser. Parce que c’est une perception coloniale de la manière dont nos savoirs ont pu se construire. Décolonialiser, c’est être capable de rendre et reconnaître aux Suds ce qui leur appartient.
Nous allons, avec l’institut IACCHOS, bientôt sortir un livre qui s’intitule une trajectoire décoloniale (dont j’ai été directeur de publication avec le brillant économiste camerounais Thierry Amougou), aux Presses Universitaires de Louvain-La-Neuve en octobre ou novembre 2020. Dans l’introduction, nous rappelons, avec Thierry Amougou, que certaines manières contemporaines de faire science, sont plus ouvertes que par le passé ; ouvertes à nos interlocuteurs. On ne se contente pas d’interpréter ce que nos interlocuteurs nous disent mais on reconnaît à ces derniers le pouvoir de penser, de nous modifier, de nous en apprendre, notamment quand ces interlocuteurs sont racisés. Si on le fait aujourd’hui, ce n’est pas parce qu’on a bien voulu le faire à un moment donné mais parce que les racisés, eux-mêmes, se sont imposés à nous, ont pris la place en nous en disant j’existe et je suis le plus à même d’expliciter ce que je vis.
Ils se sont imposés à notre imaginaire par Fanon, par Césaire et, avant, par tous ceux qui ont témoigné de ce que j’appelle « la pensée de la cale », c’est à dire de l’expérience de l’esclavagisation, de l’expérience de la coloniséité (fait d’être colonisé). Décolonialiser les savoirs, c’est permettre de comprendre le rôle que jouent les racisés dans notre manière de faire science et savoir aujourd’hui, où que l’on soit : que l’on soit blanc, engagé ou non sur les questions décoloniales, ou racisé. Même si le sujet n’est pas proche de la question décoloniale ou raciale. Par exemple, je défends l’idée que la manière dont on va prêter attention aujourd’hui à des interlocuteurs aussi différents que des supporters de foot, des enseignants en alphabétisation ou des médecins, quand on mène une recherche ethnographique, et le fait qu’on les désubjectivent moins, vient de la lutte et de la pensée des racisés.
Décolonialiser les savoirs, c’est permettre de comprendre le rôle que jouent les racisés dans notre manière de faire sciences sociales aujourd’hui, où que l’on soit : que l’on soit blanc, engagé ou non sur les questions décoloniales.
Article découpé arbitrairement en trois partiés égales : troisième partie.
En savoir +
Du sudalisme. Ethnographie d’une alphabétisation ambiguë et dun dangereux clivage.
Auteur : Jérémie Piolat, anthropologue, boursier FRESH (FNRS-FSR), au sein du LAAP, (Laboratoire d’Anthropologie Prospective), Institut IACCHOS, UCL.
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Découvrez Portrait du colonialiste de Jérémie Piolat