Frédéric Lubansu est un artiste, plasticien, comédien et metteur en scène d’origine belgo-congolaise. Très actif dans le monde du théâtre et du cinéma en Belgique et en France, il s’attache à questionner la place des Afro-descendant·es dans nos sociétés contemporaines. Depuis 2011, il travaille également à la médiation culturelle [1] pour le théâtre Varia à Bruxelles. Il a aussi co-fondé en 2015 l’association Afropean Project afin de prolonger et renforcer le dialogue interculturel via des projets artistiques inclusifs et participatifs.
Que signifie, pour vous, la décolonisation des savoirs ?
Je préfère parler de « désaliénation collective » plutôt que de « décolonisation », car je pense que l’aliénation n’est pas uniquement liée aux événements historiques de la colonisation. On est plutôt dans l’idée que tout le monde doit apprendre de tout le monde, que l’histoire doit être enseignée dans sa globalité, à la fois du point de vue des dominants et de celui des dominés de l’époque, non plus dans une position victimaire mais plutôt dans une position de connaissance collective et de révélation de notre humanité.
Pensez-vous que le théâtre peut jouer un rôle dans ce renversement de perspective ?
Le théâtre a cela en particulier que c’est un lieu qui est une tribune culturelle, mais qui est aussi à mon sens éminemment politique. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai décidé de faire ce métier. Pour moi, c’était l’endroit où je pouvais exprimer avec le plus de sincérité mon accord, mon désaccord, ma rage, mon mépris ou mon amour par rapport à un monde et une société dans lesquels j’évolue.
En sortant de l’INSAS [2], je me suis rendu compte que je n’avais pas spécialement la bonne couleur pour continuer à jouer et à faire ce métier en raison des discriminations subies par les personnes de couleur dans le milieu du théâtre. La situation n’a pas énormément évolué, il ne faut pas se leurrer. Mais disons que pour moi le théâtre reste un endroit où je peux le dire, où je peux imposer ma présence et où cette présence fait sens. À mon corps défendant, je dirais, puisque finalement en Europe les comédien·nes afro-descendant·es sont utilisé·es par les metteurs en scène plutôt pour leur corps ou pour l’idée qu’ils·elles peuvent en avoir.
Il y a encore beaucoup de travail de désaliénation à faire à l’intérieur du théâtre même, mais c’est un endroit où l’on peut évoquer ces choses-là pour provoquer la discussion. C’est pour cela que je fais de la médiation culturelle. Il faut qu’une œuvre d’art puisse être discutée dans la société pour créer les citoyens de demain. Et espérons que ce soit des citoyen·nes éveillé·es.
Quelles sont selon vous les raisons de la persistance des discriminations à l’égard des comédien·nes afro-descendant·es dans le théâtre depuis que vous y travaillez ?
Les freins à l’amélioration de la situation sont multiples et variés. Je ne vais pas tous les énumérer ici mais il y en a un que j’appelle le mythe du « sauvage cannibale ». J’ai vraiment la sensation que les membres des directions ont peur d’ouvrir la porte aux Afro-descendant·es – ainsi qu’à d’autres communautés – car ils sont persuadés que, derrière la porte, il va y avoir une meute d’Africain·e·s plus désordonné·es les un·es que les autres, prêt·es à manger tout ce qu’il y a sur leur passage. C’est comme si on n’osait pas encore ouvrir la porte de peur de se faire manger. Et de se faire manger culturellement, aussi. C’est dû au fait que, sur le plan de l’ingéniosité ou de l’invention culturelle, l’Europe tourne en rond, alors que d’autres continents continuent à avancer et n’ont jamais cessé d’avancer. Allons, par exemple, voir les productions africaines du moment : elles sont quand même très intéressantes et impressionnantes.
[2] Institut national supérieur des arts du spectacle et des techniques de diffusion de la Fédération Wallonie-Bruxelles.
[3] Frantz Fanon, né en 1925 en Martinique et mort en 1961 aux États-Unis, était un psychiatre et essayiste martiniquais très impliqué dans la lutte pour l’indépendance en Algérie. Il s’est beaucoup intéressé aux conséquences psychologiques de la colonisation et a également analysé le processus de décolonisation sous les angles sociologiques, philosophiques et psychiatriques.
Percevez-vous le même formatage des comédien·nes afro-descendant·es dans le regard et les attentes des spectateur·rices que dans le travail des producteur·rices et des metteurs en scène ?
Je dirais que cela dépend des publics. Il y a par exemple un certain public néerlandophone à Bruxelles qui est déjà à l’étape suivante. Comme pour les Britanniques, il n’y a pour eux·elles aucun problème si un Indien joue Macbeth. Du côté francophone, par contre, il va falloir encore pas mal de temps avant que Macbeth ne soit joué par un Indien sans que cela ne suscite aucune remarque ou aucun questionnement du public. Cela dit, l’entièreté de la population a été élevée dans la même tradition. On nous a éduqués à penser d’une certaine manière, à considérer que le Noir est un sauvage, dans un rapport de domination à l’Autre. Ce n’est que depuis peu que nous questionnons cette aliénation. Pour moi, la question fondamentale dans tout cela c’est le partage du pouvoir.
Par contre, j’ai des enfants et eux ils s’en moquent : Métis pas Métis, Quarteron pas Quarteron, Chinois, Asiatique, Polonais, Turc, ils ont dépassé cela. Je crois qu’il faut qu’on accompagne cette évolution. On a déjà défriché pas mal, il y a déjà beaucoup de choses qui se font et il y a plein d’initiatives. Nous sommes face à beaucoup de travail mais je crois qu’il faut continuer à avancer.
Bien que la situation soit meilleure dans certaines formes d’art comme la musique ou l’Opéra, de nombreux arts sont également impactés par cette aliénation collective, ce qui est normal car c’est la société qui les génère, elle génère les œuvres et les artistes.
Concrètement, comment le théâtre peut-il se montrer le plus inclusif possible et participer à cette désaliénation ?
Notre association a lancé en 2016 un projet qui s’appelle Magnitude 16/19 et dont l’idée était d’organiser toute une série d’événements inclusifs pour récolter la parole des citoyen·nes par rapport à ces notions de diversité, d’inclusion et de partage de pouvoir. Pour cela on a mis en place quatre laboratoires publics inclusifs participatifs. Notez qu’on parle de « laboratoires publics » et non plus de « pièces de théâtres ». Au lieu de mettre les gens dans un rapport habituel de théâtre scène-salle, avec ceux·celles qui transmettent le savoir d’un côté et ceux·celles qui l’absorbent de l’autre, on renverse les codes. On fait cela dans de grands espaces en les organisant de manière à ce que chacun·e puisse y venir avec ses spécificités, qu’elles soient culturelles, religieuses, physiques, etc. Lors d’un de ces événements, il y avait à la fois de la musique, des lectures de textes d’auteurs tels que Franz Fanon [3] et Simone de Beauvoir, la création d’une petite émission de radio, des lectures chuchotées, des discussions, etc. Le tout mélangé presque simultanément. Il y avait aussi d’autres moments de participation citoyenne et de témoignages. On a récolté toutes les paroles de ces personnes afin de les envoyer aux pouvoirs politiques. L’idée était que le politique écoute les gens, les citoyen·nes plutôt qu’un individu qu’il aurait sélectionné. D’autres laboratoires étaient plus formels. À chaque fois c’était très différent. Par exemple, l’un de ces événements a aussi mélangé du théâtre, du cinéma en direct, une performance, un débat mouvant, etc. L’idée générale est de mettre plein de choses ensemble pour former un tout qui questionne sur les thématiques qui nous sont chères.
Je reviens sur la question de la désaliénation parce qu’il faut taper sur ce clou. Il s’agit souvent de réflexes induits, mais si nous avons été conditionnés dans un sens, nous pouvons aussi essayer de nous déconditionner. Bien qu’on l’oublie souvent quand on parle de désaliénation, il s’agit aussi d’un travail que les Africain·es doivent faire de leur côté. Il y a peu, le ministère a validé le projet de construction d’une maison des cultures africaines. Quand les Africain·es eux·elles-mêmes disent « mais alors on n’engagera que des Noir·es », ça commence aussi à poser problème. Donc j’insiste, d’autant que je suis Métis, sur le fait qu’il s’agit d’un travail qui doit être fait dans les deux sens. Si on veut vraiment dire à l’autre de décoloniser quoi que ce soit, il faut commencer par se décoloniser soi-même.
Propos recueillis par Antoine Stasse, chargé de projet à la FUCID
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