Autrefois relégué dans les imaginaires et les médias à un horizon et une destination lointains, photos d’ours polaires sur banquise fondante à l’appui, le changement climatique et ses indissociables bouleversements naturels semblent désormais sur le pas de la porte des Européen·nes. Si les médias s’attardent naturellement sur les catastrophes qui viennent de survenir, ils s’attachent également, depuis quelques années, à donner la voix à des essais de futurologie. Un invité régulier : Pablo Servigne, qui a créé en 2015, avec Raphaël Stevens, le terme de « collapsologie », porté auprès du grand-public par la publication du livre Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, vendu à 85.000 exemplaires.

Alors qu’il y a encore quelques années, l’idée de fin du monde était plutôt associée à l’irrationnel – les prédictions du calendrier Maya, le bug de l’an 2000 -, 65 % des Français sont aujourd’hui d’accord avec l’assertion : « la civilisation telle que nous la connaissons actuellement va s’effondrer dans les années à venir »[1]. Pourtant, malgré un sentiment d’urgence, il semble toujours y avoir une déconnexion entre les discours et les actions. Cette divergence entre préoccupations et actions individuelles est un constat assez connu vis-à-vis de la question écologique[2]. Mais l’interrogation est d’autant plus forte lorsqu’on parle de la collapsologie : un engagement citoyen est-il seulement envisageable quand on pense que tout peut s’effondrer ?

Collapsologie : définition et imaginaire

En février 2020, la Fucid a organisé, avec Institut Transition, un café-philo sur le thème de « La collapsologie, nouvelle forme d’utopie ? ». Une salle comble d’une cinquantaine de personnes : un public de tout âge et d’horizons variés. Avant d’entamer le débat, il a été demandé à chacun·e de remplir un questionnaire afin de mieux cerner leur vision de la collapsologie – en lien avec l’utopie – avant et après le débat. Dans les mots clés, sont revenus en grande majorité des termes tels que « guerre », « cueillette », « point de rupture », « survie », « effondrement », « peur », « agressivité », « pénurie »,… L’imaginaire violent d’un choc brutal et d’une survie d’un contre tous y était très présent, ponctué de quelques « renaissance » ou « opportunité ».

La première partie du café-philo s’attelait à poser les bases de ce qu’est la collapsologie et l’effondrement. Dans Comment tout peut s’effondrer, ce dernier est défini comme « un processus irréversible à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, etc.) ne seront plus fournis à une majorité de la population par des services encadrés par la loi » (Servigne, Stevens, 2015, p.15). L’idéal de la croissance économique, basé sur le mythe de ressources infinies sur la terre, devrait en effet se heurter à un plafond : les limites de stocks (essentiellement les énergies fossiles) et les frontières que l’on ne peut dépasser sous peine de sérieusement dérégler notre écosystème (climat, biodiversité, etc.). L’idée d’effondrement n’est cependant pas un fait nouveau. En 1970, le rapport Meadows tirait déjà la sonnette d’alarme en pointant les limites de la croissance. Aux États-Unis, le thème fut popularisé en 2006, à travers le livre Collapse de Jared Diamond. En France, Yves Cochet, ex-ministre de l’Environnement, est également une figure célèbre de ces « tireurs d’alarme », considérant l’effondrement de nos sociétés « possible dès 2020, probable en 2025, certain vers 2030 » (Pouliquen, 2019).

La FUCID

À travers ses analyses et études en éducation permanente, la FUCID ouvre un espace de réflexion collective entre les militant·es du monde associatif, les citoyen·nes du Nord et du Sud et des enseignant·es / chercheur·ses. En multipliant les regards et les angles d’approche sur les questions de société liées à la solidarité mondiale, la FUCID propose de renforcer, au sein de l’enseignement supérieur, la valorisation d’alternatives aux systèmes de pensée dominants.

[1] 71% des Italiens, 56% des Britanniques, 52% des Américains et 39% des Allemands interrogés par Ifop pour l’Institut Jean Jaures en 2019. Il n’y a malheureusement actuellement pas de chiffre pour la Belgique (Cassely, Fourquet, 2020)

[2] Selon la quatrième enquête nationale sur le climat de SPF Santé publique, l’environnement est la principale préoccupation de la majorité des Belges (81%). Malgré cela, moins de la moitié ont pris des actions individuelles sur le climat, largement dans le domaine du recyclage. 62% de la population belge pense ainsi que l’énergie doit être renouvelable mais seulement 18% a un fournisseur d’électricité renouvelable (Enquête sur le climat 2017)

Selon les collapsologues, l’effondrement ne doit cependant pas être vu comme quelque chose qui se déroulera en un seul temps, sur l’ensemble de la planète. De toute évidence, l’emprise sur le sens a échappé aux fondateurs du terme « collapsologie », lui-même assez paradoxal étant donné que « collapsus » signifie « qui est tombé d’un bloc » en latin. Jérémie Cravatte (auteur de l’étude L’effondrement, parlons-en… les limites de la collapsologie) parle ainsi, durant le café-philo, d’imaginaire de la table-rase, d’une rupture avant/après qui évacue généralement le pendant, les nuances.

C’est un fait bien connu en communication : les discours portent en eux une subjectivité, du savoir, mais aussi du pouvoir, car certains intérêts y prédominent par rapport à d’autres (Pettenger, 2007, p.10). Ils s’intègrent à une façon d’analyser le monde – ou un cadrage – souvent portée par les médias, résultat d’une négociation d’un sens partagé (Benford et al, 2012, pp.224-225). Bref, comme une photographie, l’attention sera orientée dans un certain sens. L’utilisation du mot « effondrement », au-delà de la définition que les théoriciens veulent peut-être lui donner, a donc sa vie propre : liée aux autres productions audiovisuelles, articles de presses, livres, qui traitent de ce sujet, et surtout à ceux qui sont portés vers le grand public ou non.

Second imaginaire qui se mêle à la collapsologie : le survivalisme. S’il est vrai que la mouvance française de la « collapso », dans les orientations données par Pablo Servigne, propose une certaine utopie derrière la dystopie[3], avec des communautés locales d’entraide et une vie spirituelle riche, le survivalisme y mêle ses propres images. Mouvement paranoïaque né aux États-Unis pendant la guerre froide, il s’agissait essentiellement de construire son bunker pour se protéger de toute attaque nucléaire (Malet, 2019). Présentés de manière souvent caricaturale dans les médias, les survivalistes se préparent à un monde de « chacun pour soi » en développant des stratégies de survie solitaire ou en petit groupe, à travers une « base autonome » ou en pleine nature. The Road, Mad Max, I am legend, the Walking Dead… ont nourri l’image que le public se fait du survivaliste, même si certain·es se proclament plus écolos que guerrier·ères. Dans les faits, idéologies de droite et de gauche se croisent au sein de ces deux mouvements. Une étude montre que, si les collapsonautes diplômés, informés et volontaristes sont très exposés médiatiquement, ils sont probablement minoritaires par rapport à un mouvement plus souterrain qui vit ce risque sous la forme d’une menace et qui appartient plus largement aux catégories plus modestes – ceux et celles qui subissent, de manière générale, domination, solitude sociale et sentiment d’insécurité dans la société actuelle (Cassely, Fourquet, 2020).

Dans la salle du café-philo, de nombreux avis se croisent. Mais le même imaginaire d’un avant/après revient, le sentiment d’être « englué dans ce système » ou « piégé dans une toile d’araignée », la peur du « tout est joué », mais aussi l’envie de mettre les mains dans le cambouis et de changer les choses, de se diriger vers un imaginaire plus positif que le premier sentiment d’angoisse et d’urgence.

Collapsologie : comment sauver la planète ?

La collapsologie peut donner une impression de discours prophétique. L’effondrement étant inévitable, associé à l’annonce d’une maladie incurable, il n’y aurait d’autre solution que de s’organiser pour survivre au choc. Pour certain·es participant·es au café-philo, cette angoisse est une mise en mouvement. Pour d’autres, la peur – ou le sentiment de culpabilité – a plutôt tendance à bloquer l’action. Un jeune homme réagit : « c’est un double débat. Quelle émotion pour agir plus vite ? Et quelle émotion pour avoir une vie agréable, au niveau personnel ? Qu’ai-je envie de voir pour me faire du bien ? Ai-je envie d’aller à un café philo sur la collapsologie ? Mon objectif est de transformer mes angoisses en quelque chose de positif. »

La tâche peut en effet sembler démesurée : « comment sauver la planète ? ». Plusieurs propositions fusent : créer un collectif de résilience, savoir vivre avec moins dans une sobriété heureuse, entamer une transition intérieure… en essayant de ne pas être naïf sur la portée des gestes individuels. Il y a à la fois la volonté d’empêcher l’effondrement et celle de se préparer à un « après ». L’impression que le système capitaliste arrive à son terme et qu’il faudra encaisser le choc, et le sentiment que le discours sur l’effondrement est plutôt un moteur pour créer de nouvelles formes d’utopies avant que la catastrophe n’advienne.

Pourtant, en creux, une question s’invite au débat : dans quelle mesure militer pour constituer une utopie est-il un combat de privilégiés ? Et comment casser les barrières, avec quel discours ?

Une série d’auteurs critique en effet les théories de l’effondrement pour leur vision occidentalocentrée. La définition de l’effondrement n’est-elle pas déjà ce que vit des centaines de millions d’êtres humains privés de nourriture, d’eau potable, de toilettes ?[4] L’effondrement a-t-il nécessairement le même visage pour tous ? « Pour les rivières, les loups, les forêts, la catastrophe a un autre nom, elle se nomme « civilisation industrielle » et prendra fin avec un effondrement. » (Ninin, 2018).

Dans nos pays, est particulièrement médiatisée la mouvance du « tous aux abris », ces personnes qui achètent des terres afin de pouvoir s’y retrancher en cas d’effondrement : classe moyenne ou bourgeoise qui craint la perte de ses privilèges. Tel que Yves Cochet, et ses sept hectares de forêts et terres cultivables afin de faire partie de ceux qui « survivent », comparant l’impact de l’effondrement à celui de la peste (Brut, 2019). De manière plus générale, une question récurrente lorsqu’on parle de questions environnementales est la façon d’engager plus que les « bobos ». L’idée de temps revient particulièrement dans le débat : la nécessité d’avoir l’espace mental pour s’atteler à ces questions. Mais l’on devrait également ajouter : doit-on vraiment prêcher la simplicité volontaire à ceux et celles qui n’ont déjà rien, ou si peu ?

Avec l’imaginaire de l’effondrement, on en oublierait presque tous les effondrements déjà en cours : la destruction de la biodiversité, l’épuisement des ressources, la dégradation des terres… mais aussi la marchandisation de la nature, le démantèlement de la sécurité sociale, l’augmentation des inégalités, etc. Pourtant, pour Jérémie Cravatte, des luttes qu’on aurait tendance à placer sur des plans différents sont intimement liées : si l’on considère l’écologie comme une manière d’habiter, le combat pour plus de logements sociaux, ou contre la bétonisation de Bruxelles est de l’écologisme pur. Luttes écologiques et sociales peuvent donc se rejoindre : en vérité, dans un capitalisme de plus en plus virulent, elles le doivent. Après tout, « si la transition sert à sauver les riches, ça ne sert à rien, car eux, ils trouveront toujours comment se sauver… » (Berthier, 2019).

[3] Nom donné à des récits dépeignant des sociétés déplaisantes, totalitaires ou post-apocalyptiques. Des classiques du genre : 1984 de Georges Orwell, Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley ou encore la série télévisée Black Mirror.

[4] « 821 millions de personnes sous-alimentées ; 1 milliard de personnes vivant dans des bidonvilles ; 2,1 milliards sans accès à des services d’alimentation domestique en eau potable, presque autant utilisant quotidiennement des points d’eau contaminés, 900 millions privées de toilettes. » (Malet, op. cit.)

Collapsologie : vecteur d’engagement ?

Pour certain·es, l’idée d’un effondrement probable des sociétés est démobilisatrice : à quoi bon continuer à lutter si tout doit s’effondrer ? Pour d’autres, il s’agit justement d’un moyen plus percutant pour éveiller les consciences du grand public et créer de véritables réseaux d’actions (mais nous pourrions alors demander : quelles actions ?).

C’est la question éternelle de bien des mouvements écologistes : comment sensibiliser et, par là, réellement mobiliser ? Quels ressorts émotionnels utiliser ? Ce débat ne sera sans doute jamais clos : il y a mille façons de provoquer les engagements, car chacun·e réagit différemment face aux divers discours. La théorie de l’effondrement est l’une de ces façons, et elle a permis de populariser de nombreux enjeux, de faire comprendre l’urgence de l’action. Mais, comme les discours touchant à la transition et au « colibrisme »[5], elle peut être autant une porte d’entrée vers une vision plus profonde de l’écologie qu’un point de blocage.

L’analyse des mécanismes conduisant aux dégâts environnementaux est en effet souvent effacée au profit d’autres discours. Pour la collapsologie, c’est l’étalement des chiffres sur la destruction de la planète et la nécessité de développer une résilience afin de se préparer à l’effondrement. Pour le colibrisme, c’est l’envie d’inspirer et non de dénoncer. Si on peut dire que le colibrisme espère transformer le modèle de société sans le combattre (Garbarczyk, 2018), les effondristes désirent sans doute que la société s’effondre « toute seule » pour pouvoir y construire un nouveau modèle. Dans tous les cas, l’individu doit opérer un travail intérieur, faire sa part, ou, comme une participante au débat l’exprime, « chacun allumer des bougies ».

Ces deux imaginaires – collapsologie et colibrisme – donnent souvent l’illusion d’une responsabilité partagée en gommant les inégalités sociales[6]. Ne dénonçant pas ces formes de violence, ils pourraient alors les accentuer. C’est cela qu’entend Jérémie Cravatte quand il critique le « manque de nuances » de la collapsologie : rien n’est dit sur les gagnants et perdants de l’effondrement, qui va mourir, survivre et pourquoi. C’est sans doute pour cela que les discours effondristes sont tant médiatisés : à première vue, la collapsologie ne dérange pas l’idéologie dominante. Elle donne une vision de l’effondrement d’un monde sans acteur·rice·s ou rapports sociaux. Un peu comme quand on nous montre des images de banquise qui fond pour parler du climat, et non des fumées d’usine… Car si le dérèglement climatique est essentiellement le produit de l’organisation de nos sociétés autour d’une économie capitalise, cette économie résulte de choix politiques et d’oppressions multiples (sur la nature, certaines classes sociales, les femmes, les afro-descendant·e·s,…) qui ne profitent qu’à quelques-un·e·s.

Face au risque de voir l’écologie devenir une cause suprême effaçant toutes les autres luttes, nombreux sont ceux et celles qui appellent à une politisation du sujet pour une mise en débat de différents modèles de société : « Et si l’on définit la politique comme l’institution de ces structures sociales (institution scolaire, marché du travail, aménagement du territoire, répartition des richesses, etc.), alors circonscrire la question climatique aux registres de la technique, du marché ou de l’individu, revient à la sortir de la sphère collective des débats publics et donc à la dépolitiser. » (Berthier, 2018).

Ainsi, quelle que soit la façon qu’on considère comme étant la plus efficace d’un point de vue communicationnel, il faudra toujours prendre en considération qu’il s’agit généralement d’un « pied dans la porte ». Si on peut considérer la médiatisation des théories de l’effondrement comme positive, elle doit être accompagnée d’un discours politique pour ne pas sombrer dans les mêmes travers que ceux du « colibrisme » : s’intéresser aux gestes individuels sans se préoccuper des causes systémiques de ce contre quoi il faut lutter. Pour cela, il faudrait, toujours plus, multiplier les opportunités de créer des débats et nouer des liens entre ceux et celles qui se sentent isolés, afin de transformer les émotions individuelles en actions collectives capables d’affirmer des positions politiques. Car tel est le risque des îlots de transition : qu’ils restent, justement, des îlots (effondrement ou pas).

[5] Le Mouvement Colibri, association créée en 2007 en France, sous l’impulsion de Pierre Rabhi, encourage chacun·e à « faire sa part » pour la transition écologique (https://www.colibris-lemouvement.org/). Un discours fortement relayé par les médias traditionnels et les politiques.

[6] Il ne faudrait pas oublier que, selon Oxfam, 50% des émissions individuelles sont imputables aux 10% des habitants de la planète les plus riches – ceux-là mêmes qui ont des intérêts directs dans la poursuite de fortes émissions et le maintien d’une économie mondiale inégalitaire (Oxfam, 2015).

Alix Buron, chargée de communication à la FUCID

Bibliographie

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