Le principe directeur de « localisation », soit le recentrement sur les acteurs dits « locaux » et les populations « récipiendaires » des aides des Nords et un transfert de pouvoir en leur faveur, a pénétré les discours des mondes de l’aide humanitaire et au développement durant la dernière décennie.
Lyla André (UCLouvain FUCaM Mons, ISPOLE, GERMAC), Elena Aoun (UCLouvain FUCaM Mons, ISPOLE, GERMAC), Alena Sander (UCLouvain, ISPOLE, GERMAC)
Toutefois, dans les pratiques de sa mise en œuvre, la localisation est bien loin de tenir ses promesses en dépit du leitmotiv de l’autonomisation et de l’empowerment des populations « vulnérables ». Tel est le constat opéré au travers des recherches menées, au Liban et en Jordanie, par les auteures, sur des organisations de la société civiles (OSC) impliquées dans des programmes d’aides humanitaires et au développement.
Mais au-delà, ces recherches ont permis de dévoiler la conscience que nombre d’acteurs locaux ont de la persistance de rapports de pouvoir qui pèsent sur eux, mais aussi leur capacité à mobiliser le référentiel de la localisation pour en réclamer une meilleure implémentation et tenter de s’affirmer, ne serait-ce que partiellement, comme partenaires à part entière des bailleurs occidentaux.
Une approche historique et critique du paradigme de localisation
L’idée de localiser l’aide prend sa source dans les années 80 (Ettlinger, 1994) et se décline par la suite à travers différentes pratiques et formes discursives. Notre analyse du phénomène montre à quel point ces pratiques et modes d’expression de la localisation de l’aide s’inscrivent au cœur du paradigme de « self-reliance » ou « d’autonomie » (Joseph, 2013, 2014; Juncos, 2017) qui renvoie à la capacité des individus et communautés de répondre à leurs propres besoins.
Ce paradigme « d’autonomie » qui structure la plupart des programmes contemporains d’aide humanitaire et au développement répond à l’objectif d’« empowerment » des acteurs locaux censé leur permettre de façonner leurs destins individuels à travers la « localisation » de l’aide, ce « processus collectif par lequel les différents protagonistes des systèmes humanitaires et de développement cherchent à remettre les acteurs locaux au centre et leur donner un rôle plus important » (de Geoffroy & Grunewald, 2017, p. 1). Ces approches contemporaines de la localisation de l’aide fondées sur l’autonomie sont également supposées niveler l’asymétrie entre les bailleurs occidentaux, les acteurs locaux et les communautés cibles des pays des Suds, et permettre ainsi un transfert de pouvoir.
Toutefois, témoignages des Suds et littérature scientifique soulignent la persistance de relations de pouvoir inégales (Eriksson Baaz, 2007; Sander, 2021; Schöneberg, 2017). Le transfert supposé être réalisé à travers la localisation de l’aide apparaît surtout comme un réajustement des relations de pouvoir Nords-Suds dans des formes plus subtiles.
Une analyse récente menée par notre équipe sur la base de deux études conduites respectivement au Liban et en Jordanie nous a permis de faire ressortir les limites de la localisation, mais aussi la complexité des réajustements des relations de pouvoir (Aoun, André, Sander, 2023).
La persistance des rapports de pouvoir Nords/Suds : échos du Liban et de Jordanie
De fait, les désillusions des acteurs locaux quant à la localisation est patente sur nos deux terrains.
Le premier cas étudié concerne la coopération entre des ONG jordaniennes dans le champ des droits des femmes et leurs bailleurs de fonds occidentaux. Le second cas relève du nexus « humanitaire-développement » et concerne la relation entre les acteurs locaux impliqués dans le champ de l’éducation des réfugié.es syrien.nes au Liban, et leurs bailleurs de fonds européens. Le terrain de recherche en Jordanie a duré un mois en 2017 puis trois mois en 2018. Les données ont été recueillies grâce à un stage d’observation participante au sein d’une ONG jordanienne et à la réalisation de 63 entretiens semi-directifs (en ligne et en face-à-face) avec des représentant.es d’organisations actives en faveur des droits des femmes et des bailleurs de fonds. Le terrain de recherche au Liban a duré un mois en 2019 et deux mois en 2021 et a consisté en la réalisation de 56 entretiens semi-directifs (en face-à-face et en ligne, au gré des restrictions liées à la pandémie de Covid-19). Ces entretiens ont été réalisés auprès de représentant.es des organisations locales, de fonctionnaires libanais.es et de représentant.es des bailleurs de fonds travaillant dans le champ de l’éducation des enfants syriens. L’ensemble des participants aux études ont fait part de leur consentement concernant l’utilisation des données anonymisées d’entretien.
Très actives dans les champs du développement et de l’aide humanitaire, les organisations libanaises et jordaniennes étudiées se distinguent par une fine compréhension du discours relatif à la localisation et une pleine adhésion aux objectifs de cette dernière. Pour ces organisations, la localisation est censée leur permettre de s’engager dans des partenariats horizontaux avec leurs bailleurs de fonds et, ce faisant, leur fournir les compétences et capacités financières et matérielles de concevoir et conduire les projets qui, au regard de leur fine connaissance des populations cibles, leur paraissent utiles et adéquats au regard des problèmes rencontrés par ces populations et leurs besoins concrets.
Or, les participant.es aux deux études issus des sociétés civiles ont ouvertement exprimé leur déception concernant la mise en œuvre du principe de localisation dans les programmes financés par les bailleurs de fonds occidentaux, soulignant à quel point le « partenariat » demeurait inégal.
Cette inégalité se manifeste de diverses façons et à différentes échelles. Ainsi, de nombreux témoignages ont souligné combien la vision que les bailleurs des Nords ont des enjeux faisant l’objet des aides pèse dans la détermination des projets pouvant être financés. Outre cette question de la vision des enjeux, pèse aussi la dimension procédurale qui doit répondre à la compréhension qu’en ont les bailleurs, et ce nonobstant son inadéquation aux réalités locales, et parfois ses incidences délétères sur la conception et la conduite d’un projet. Dans certains cas, les exigences des bailleurs, coulées par exemple en termes d’indicateurs chiffrés ou d’objectifs quantifiables standardisés, prétendent s’imposer aux acteurs locaux malgré leur totale inadéquation avec le type de soutien dont les populations cibles ont réellement besoin dans leur contexte quotidien spécifique. Ce qui, dans plus d’un cas, a pu amener des acteurs locaux à prendre la lourde décision de se passer des financements des Nords, pourtant bien nécessaires vu l’ampleur des besoins nécessitant une réponse.
En outre, nos enquêté.es ont souvent pointé la tendance de leurs « partenaires » des Nords à maintenir leur pleine maîtrise des cordons de la bourse, mais aussi à considérer que la transparence est unidirectionnelle : alors que les acteurs locaux sont constamment sommés de justifier chaque centime dépensé, la réciproque est loin d’être vraie. Il en va de même pour le reporting, seuls les « partenaires » des Suds devant constamment fournir des rapports d’activité et justificatifs à leurs bailleurs et ces derniers n’ayant en revanche aucun compte à rendre à leurs « partenaires ».
Une autre doléance entendue plus d’une fois porte sur la marginalisation, voire l’exclusion des acteurs locaux de la coordination de l’action et des aides fournies par les bailleurs des Nords. En conséquence, les acteurs locaux restent souvent atomisés dans leurs relations aux bailleurs de fonds, privés de la vision d’ensemble et des vecteurs de synergie que la coordination est supposée apporter. Par ailleurs, les expériences partagées ont aussi pointé la surdité des bailleurs de fonds par rapport aux besoins exprimés par les acteurs locaux, qu’il s’agisse de formation et de capacity-building ou, plus politiquement, d’un soutien face à des autorités nationales parfois intrusives et/ou autoritaires. Dernier élément d’une restitution non-exhaustive, il convient aussi de relever les instances multiples au cours desquelles, dans leurs attitudes et leurs propos, les représentant.es des bailleurs de fonds ont donné aux acteurs des sociétés civiles libanaise et jordanienne conscience de leur subordination au sein du prétendu « partenariat » horizontal.
Ces recherches ont permis de dévoiler la conscience que nombre d’acteurs locaux ont de la persistance de rapports de pouvoir qui pèsent sur eux, mais aussi leur capacité à mobiliser le référentiel de la localisation pour en réclamer une meilleure implémentation et tenter de s’affirmer, ne serait-ce que partiellement, comme partenaires à part entière des bailleurs occidentaux.
Ainsi, au final, de nombreux.ses participant.es ont affirmé qu’on leur demandait avant tout d’être de simples fournisseurs de services et des « partenaires » de mise en œuvre dociles, situés à la fin d’un processus qui, de sa conception à son évaluation, reste dominé par les intérêts, la vision, les modus operandi, l’unidirectionalité et souvent l’unilatéralisme des bailleurs des Nords. L’apport et la position donc des acteurs locaux demeurent très éloignés du centre de gravité des projets où le discours sur la localisation prétend les placer.
Les résistances aux rapports de pouvoir et la mobilisation des connaissances locales
Malgré l’expérience souvent amère des pratiques de la localisation rapportée par les acteurs au cœur de notre recherche, notre étude a montré de manière tout à fait intéressante comment ces mêmes acteurs ont pu saisir les opportunités fournies par le discours de la localisation afin de réclamer, en dépit des rapports de pouvoir inégaux dans lesquels ils demeurent enchâssés, une plus grande contribution dans les choix d’allocation des fonds des aides et la planification des opérations.
Pour ce faire, ces acteurs ont mobilisé le discours occidental de localisation de l’aide pour réclamer non pas le leadership des programmes mais au moins la possibilité de voir leur agentivité et leur rôle central reconnus dans le but de donner corps à l’objectif de localisation et aux retombées positives qui lui sont associées et, ainsi, d’opérer une meilleure redistribution du pouvoir.
Les organisations de la société civile libanaises et jordaniennes étudiées ont témoigné avoir usé de différentes stratégies afin de s’affirmer en tant que partenaires incontournables et de premier ordre plutôt que comme partenaires passifs de mise en œuvre, et de revendiquer ainsi une véritable localisation de l’aide. Ainsi, elles ont mobilisé des ressources précieuses déjà en leur possession et rendant une meilleure localisation de l’aide d’autant plus légitime et nécessaire. Ces ressources sont doubles et concernent leur expertise et la connaissance contextuelle des terrains et des populations au sein desquels les acteurs locaux interviennent (Batliwala, 2019).
Dans les deux contextes étudiés, les acteurs disposent de ressources liées à leur expertise, au management des projets et à leur mise en œuvre, ainsi que de ressources plus intangibles relatives à la connaissance intime des contextes d’intervention et des populations cibles ainsi que de leurs besoins. Outre la promesse d’une pertinence et d’une efficacité accrues, cette connaissance fine des contextes locaux permet la construction de coalitions porteuses susceptibles de démultiplier les synergies au service des objectifs recherchés au travers de l’aide.
En plus de la mobilisation d’une connaissance de type contextuelle, les organisations de la société civile ont également eu tendance à renforcer leurs propres capacités et savoir-faire, et à compenser leur marginalisation au sein du processus décisionnel dominé par les bailleurs de fonds. Pour ce faire, ils ont pu notamment créer des plateformes d’organisations locales dans le but de construire une connaissance commune et un savoir-faire, de favoriser le partage d’information et de s’assembler afin de porter leur voix et de peser dans le face-à-face avec les bailleurs de fonds.
Adhérant donc au principe de la localisation, les acteurs locaux avec lesquels nous nous sommes entretenus connaissent l’importance de leur rôle et la qualité des résultats de leurs actions au regard de ce principe et en adéquation avec les objectifs fixés par les bailleurs de fonds. Toutefois, la lutte quotidienne qu’ils mènent pour s’affirmer montre à quel point la pratique de la localisation par les acteurs des Nords est loin d’être une réalité effective aux Suds.
Du discours à la pratique : quelques recommandations en faveur d’une véritable localisation
Sur la base de nos analyses issues des observations et expériences de terrain, la première recommandation adressée aux acteurs et bailleurs de fonds occidentaux est relative au besoin impérieux de donner une définition de la localisation qui diffère selon les contextes d’intervention. Ce faisant, l’inclusion des acteurs de la société civile locale dès le processus de définition des objectifs et des projets est capitale. Outre le contexte géographique, historique, sociologique, politique et culturel, les situations au niveau local diffèrent également énormément en termes de relations de pouvoir entretenues entre les autorités nationales et les acteurs de la société civile. Pour être effective, la localisation ne devrait pas renforcer le pouvoir d’États autoritaires et/ou corrompus au détriment de la société civile.
Également issues de nos terrains et de nos analyses, les autres recommandations qui paraissent fondamentales sont les suivantes :
- Adapter les exigences et les attentes des bailleurs en matière de financement afin de faciliter à une plus grande diversité d’organisations de la société civile locales de postuler à des fonds ;
- Questionner le postulat selon lequel les outils quantitatifs de suivi et d’évaluation sont supérieurs aux connaissances qualitatives et intangibles détenues par les acteurs locaux ;
- S’engager avec les OSC locales dans des échanges et des réunions stratégiques et de coordination où elles assurent un rôle de véritable partenaire, avec toute l’horizontalité et la réciprocité que cette notion implique, et s’assurer que le même niveau d’information est maintenu et que les idées des OSC locales sont prises en compte par le biais de discussions réellement bidirectionnelles ;
- Accroître le pouvoir de décision budgétaire et stratégique des acteurs locaux tout en maintenant les normes de transparence.
Contrairement à ce que de nombreux acteurs des Nords pourraient penser de leurs propres pratiques, ces recommandations sont loin d’être appliquées aujourd’hui malgré la prégnance de la notion de localisation dans les discours dominants et bien que la plupart de ces recommandations semblent aisées à mettre en œuvre.
De plus, quand bien même elles commenceraient à être appliquées, ces recommandations sont seulement de nature à rééquilibrer des rapports de pouvoir foncièrement inégaux, sans toutefois aller jusqu’à remettre en question un partage du pouvoir et de la responsabilité profondément favorable aux acteurs occidentaux et enchâssé dans un paradigme néo-libéral d’héritage colonial (Sander, 2021 ; André, 2023). En d’autres termes, ces recommandations apparaissent capitales à mettre en œuvre mais exigent que soit poursuivie la réflexion autour de la refondation du système d’aide internationale de manière à ce que ses relais locaux puissent devenir des acteurs à part entière et que l’inclusion des vues des Suds puisse s’opérer à tous les niveaux de ce système et dans tous ses processus.
Bibliographie
Aoun, André, Sander. (2023) Contesting practices of aid localization in Jordan and Lebanon. Civil society organizations’ mobilization of local knowledge. In van Wessel, Kontinen, Nyigmah Bawole (Eds.), Reimagining Civil Society Collaborations in Development (pp. 82-95). Routledge. https://doi.org/10.4324/9781003241003
Batliwala, S. (2019). All about power: Understanding social power and power structures. CREA. Available at: [https://namati.org/resources/all-about-power-understanding-social-power-power-structures/].
Eriksson Baaz, M. (2007). Paternalism: The ‘outside’ or ‘rejected Inside’ of partnership? New Glocal Times(7). Available at: https://ojs.mau.se/index.php/glocaltimes/article/view/148
Ettlinger, N. (1994). The Localization of development in comparative perspective. Economic Geography, 70(2), 144–166. https://doi.org/10.2307/143652
Geoffroy, V. de, & Grunewald, F. (July 2017). More than the money: Localisation in practice. Trocaire – Working for a Just World. Available at: [https://www.trocaire.org/documents/more-than-the-money-localisation-in-practice-2/].
Joseph, J. (2013). Resilience as embedded neoliberalism: A governmentality approach. Resilience, 1(1), 38–52. https://doi.org/10.1080/21693293.2013.765741
Joseph, J. (2014). The EU in the Horn of Africa: Building resilience as a distant form of governance. Journal of Common Market Studies, 52(2), 285–301. https://doi.org/10.1111/jcms.12085
Juncos, A. E. (2017). Resilience as the new EU foreign policy paradigm: A pragmatist turn? European Security, 26(1), 1–18. https://doi.org/10.1080/09662839.2016.1247809
Sander, A. (2021). Reclaiming partnership: ‘Rightful resistance’ in a Norths/Souths cooperation. Third World Quarterly, 39(2), 1–14. https://doi.org/10.1080/01436597.2021.1957672
Schöneberg, J. M. (2017). NGO partnerships in Haiti: clashes of discourse and reality. Third World Quarterly, 38(3), 604–620. https://doi.org/10.1080/01436597.2016.1199946
Lyla André
UCLouvain FUCaM Mons, ISPOLE, GERMAC
Lyla André est doctorante à l’Institut de Sciences Politiques de l’UCLouvain depuis 2018, réalisée sous la supervision des professeurs Elena Aoun (UCLouvain/ISPOLE) et Vincent Legrand (UCLouvain/ISPOLE-DVLP). Son sujet de recherche concerne la gestion par l’Union européenne de la crise des réfugiés syriens au Liban et en particulier la question de l’éducation des enfants. Ses travaux de recherche portent sur l’action extérieure de l’Union européenne en réponse aux crises humanitaires ainsi que sur la gouvernance des réfugiés dans l’espace moyen-oriental.
Elena Aoun
UCLouvain FUCaM Mons, ISPOLE, GERMAC
Elena Aoun est professeure à l’UCLouvain. Elle y enseigne une diversité de cours liés aux relations internationales au sens large (développement, sécurité, conflits…). Ses recherches se focalisent sur les dynamiques de conflit au Moyen-Orient ainsi que l’implication des puissances extérieures ainsi que des acteurs de la société civile dans la maîtrise de ces dynamiques ou bien leur aggravation.
Alena Sander
UCLouvain, ISPOLE, GERMAC
Alena Sander est chercheuse post-doc affiliée à l’UCLouvain où elle a également fait sa thèse. Terminée en 2021, sa thèse portait sur les relations de pouvoir Nord/Sud dans la coopération internationale dans le domaine des droits des femmes et de genre avec les organisations de femmes en Jordanie. Dans ses recherches actuelles, elle s’intéresse au rôle de l’activisme dans des entreprises féministes.
Photo d’ouverture : © Kesu01 – iStock