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Dans le cadre de son projet Interdis’cours, la cellule Éducation à la Citoyenneté Mondiale et Solidaire d’ULB-Coopération a récemment invité Racky Ka, docteure en psychologie sociale, à intervenir dans le cours « Psychologie sociale et interculturelle appliquée » de Audrey Godart, dispensé à l’ULB. Puisant dans les concepts théoriques et dans sa pratique professionnelle, Mme Ka a notamment explicité les impacts psychologiques divers du racisme.
Bref rappel d’abord : qu’est-ce que le racisme ?
C’est, selon Pierre Tévanian, « une réalité complexe et multiforme » qui peut être appréhendée sous bien des aspects. C’est « une conception particulière de l’égalité et la différence » jointe à l’incapacité de penser ces deux concepts ensemble [1]. Quand on parle racisme, on pense rapports de domination et on se réfère surtout à l’action ou la considération d’un percevant « raciste » sur une cible « racisée » comme une relation à sens unique. Elle peut prendre une forme passive, cantonnée à une manière de penser : stéréotypes, préjugés et autres biais cognitifs. Elle peut également s’exprimer activement, à travers des comportements et des discours : entre autres discrimination, ségrégation, harcèlement.
Si la conception instinctive du racisme est souvent de l’individu A vers l’individu B, cette perception omet la boucle possible de l’individu B vers lui-même. Et cette représentation de soi-même est aussi déterminante que la représentation que les autres ont de soi. Malgré le caractère a priori paradoxal de l’affirmation, il a été démontré que la personne racisée s’impose à elle-même des attitudes relevant du racisme. C’est ce que l’on appelle l’effet de menace du stéréotype. [2]
ULB-Coopération
ULB-Coopération est l’ONG de l’Université libre de Bruxelles. Ses actions de développement se localisent au Burkina Faso, en République démocratique du Congo, au Sénégal et en Belgique. Elle est active dans quatre thématiques : la santé & les systèmes de santé, les territoires & les ressources, l’entrepreneuriat & la gestion, et l’éducation & la citoyenneté critique. À travers chacun de ces axes, l’objectif est d’améliorer les conditions de vie des populations, au niveau social, environnemental et financier.
L’effet de menace du stéréotype
Le fait de vivre dans des environnements où les discriminations existent, et notamment les discriminations racistes, le fait d’avoir également grandi dans ces environnements, mènent à une intériorisation, par toutes et tous, de ces stéréotypes. Les personnes racisées n’échappent pas à ce processus. Elles ont intériorisé des représentations racistes, qu’elles s’appliquent, inconsciemment, à elles-mêmes et à autrui. C’est cette réalité que recouvre le terme de coût psychologique du racisme, élément à la fois subi et auto-appliqué, à la fois passif et actif : subi douloureusement notamment lorsque A l’inflige à B, mais tout aussi douloureux lorsque B se l’inflige à lui-même. Élément reçu passivement par B dans le premier cas, et reçu activement dans le second. Ce sont des stratégies auto-handicapantes.
L’effet de menace du stéréotype est un concept créé dans les années 90 aux États-Unis par Claude M. Steele. Sur base du constat que le taux de réussite des étudiant·e·s afro-américain·e·s était sensiblement inférieur à celui des étudiant·e·s blanc·he·s, il entreprend une recherche avec son doctorant, Joshua Aronson, pour en comprendre les raisons. Rapidement, ils identifient que les étudiant·e·s afro-américains s’infligent une pression supplémentaire dans la réussite de leur cursus. Paradoxalement, cette charge accrue pourrait expliquer leur taux de réussite inférieur. Après avoir mené plusieurs tests, ils constatent que ce stress est dû à un stéréotype d’incompétence intellectuelle associé à la population noire américaine. Comment ? Dans leurs tests de psychologie sociale, une partie des expériences qu’ils mènent proposent une situation mobilisant ce stéréotype (tests d’intelligence p.ex.). Ces expériences débouchent systématiquement sur un taux d’échec plus important chez les participant·e·s noir·e·s que chez les blanc·he·s. Quand la situation dans laquelle les étudiant·e·s sont plongé·e·s ne fait pas penser à ce stéréotype (par exemple en étant présentée comme un test de raisonnement), il n’y a pas de différence de résultats entre blanc·he·s et noir·e·s. La conclusion tirée est que « si les étudiant·e·s noir·e·s réussissent moins bien, c’est à cause de la situation qui leur fait penser à ce stéréotype et non à cause de leurs compétences »[3]. C’est ainsi que Steele et Aronson comprennent et nomment ce processus « l’effet de menace du stéréotype » ; le cercle vicieux comprenant : la crainte pour un individu racisé de confirmer les stéréotypes négatifs associés à son groupe, la pression mentale supplémentaire auto-infligée, et un comportement qui obéit partiellement à ces stéréotypes, qui vient alors renforcer le stéréotype prier. La boucle est bouclée, les stéréotypes s’entretiennent même par les victimes !
Si l’étude initiale se concentrait sur des stéréotypes raciaux, le concept d’effet de menace du stéréotype fut rapidement généralisé aux stéréotypes en général. Les chercheurs ont analysé des chômeur·euse·s, des étudiant·e·s en sciences sociales versus en sciences naturelles, des femmes, des personnes racisées noires ou maghrébines… C’est également un des piliers conceptuels travaillé par Racky Ka dans sa thèse « Menace(s) du stéréotype et perception de soi : comment modérer l’impact des réputations négatives sur les membres des groupes stéréotypés ? Le cas des femmes et des Noirs de France »[4]. Elle axe son étude autour de trois objectifs : examiner l’impact de la perception de soi sur l’effet de menace du stéréotype, tenir compte de la distinction entre menace pour soi et menace pour le groupe et enfin, étendre le champ d’étude aux personnes afro-descendantes de France.
La thèse de Racky Ka était la première à se concentrer sur « les Noirs de France ». Dans sa recherche, ce terme englobe les personnes perçues comme telles sur base de leurs caractéristiques physiques. Cela concerne par exemple « des personnes d’origine antillaise, africaine ou des personnes métissées pour lesquelles l’un des ascendants au moins est originaire d’Afrique subsaharienne »[5]. La notion de « race » n’est entendue dans ce travail qu’en tant que catégorie sociale, permettant d’explorer des réalités sociales. Cette catégorie définie ici sur base de traits physiques regroupent une grande diversité de personnes, tant en termes de profession, de niveau socio-économique, d’origine ou de niveau d’éducation.
Un point fondamental du processus de l’effet de menace du stéréotype est que pour être effectif, les personnes doivent nécessairement avoir conscience qu’elles sont perçues comme noires par d’autres et également, que des stéréotypes y soient associés. L’étude a mis en évidence la conscience de plusieurs catégories de stéréotypes[6] et a choisi d’activer et de tester le stéréotype « individu noir = niveau d’intelligence inférieur ». Il en ressort que les participants noirs ressentent plus d’anxiété et de pression que les participants blancs, par le seul fait de l’activation[7] préalable de ce stéréotype. Ceci signifie que la conscience de porter un stigmate augmenterait l’anxiété. Cette constatation dramatique a notamment pour conséquence d’influencer négativement les résultats « d’intelligence » lors des tests.
Si cet effet de menace a pu être constaté chez des étudiant·e·s français·e·s, nous pouvons raisonnablement penser qu’un effet similaire serait constaté chez les étudiant·e·s belges…
Quels sont les liens avec notre ONG ?
- En éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire, nous travaillions habituellement sur la première dynamique, à savoir l’effet du stéréotype de la personne A sur la cible B. Les activités que nous mettions en place visaient à déconstruire les stéréotypes des personnes qui les portent, les partagent, les disséminent. La prise en compte de l’effet de menace ouvre un nouveau champ d’action : pour diminuer les conséquences des discriminations, il faut également travailler la question des stéréotypes avec les personnes qui les subissent.
- Les recherches ont pointé l’importance de la diversité pour diminuer l’effet de menace du stéréotype. Par exemple, si une personne racisée postule dans une entreprise et observe de la diversité au sein de cette entreprise, dont des personnes qui lui ressemblent, les sentiments négatifs tels que l’anxiété seront moins importants dès les premiers contacts. Un sondage réalisé en 2020 concernant la diversité au sein du secteur de la coopération au développement a montré que 66 % des répondants estiment que l’état de la diversité « ethnique » est insuffisant dans ce secteur. Trop peu de personnes « issues de la diversité » travaillent dans les organisations et particulièrement pour les postes à responsabilité. Si cela reflète une situation observable dans d’autres secteurs, le secteur de la coopération, par son objet social, devrait ouvrir la voie. C’est en cours.
- Une autre piste d’amélioration pour les activités de l’ONG, notamment avec la communauté universitaire, est de s’attaquer directement au stéréotype. Repartant de l’exemple des Noir·e·s et du stéréotype d’intelligence : en questionnant le concept même d’intelligence avec ce groupe (intelligences multiples, théorie(s) de l’intelligence et malléabilité du concept d’intelligence), les individus le déconstruisent, le manient, se l’approprient, et cette déconstruction du concept pourrait petit à petit désactiver le stéréotype. Une étude a ainsi montré que lorsque l’attitude des individus face à un concept évolue positivement, cela diminue l’effet de menace du stéréotype en question[8].
- La stratégie d’évitement, ou le fait d’être attentif et attentive, en tant qu’intervenant·e social·e, à ne pas activer de stéréotypes est une quatrième piste d’action concrète pour ULB-Coopération. Le simple fait de nommer différemment certaines activités peut influencer la sérénité des participant·e·s à nos activités. Les études scientifiques citées jouaient sur le nom des tests (test d’intelligence, test de perception, test psychologique) afin de mesurer l’impact sur l’effet de menace. Il nous revient de réfléchir nos mots, notre discours, avec cette attention accrue.
- Finalement, la conscience et ensuite la distance que l’on peut chacun et chacune prendre avec nos stéréotypes sur d’autres groupes et sur nos propres groupes d’appartenance permettent déjà d’atténuer les effets des stéréotypes. Nous pouvons encourager nos bénéficiaires dans ce sens. Concrètement, la « value affirmation » peut être mise en place avant une évaluation, il s’agit d’invite les étudiant·e·s à prendre conscience de leurs valeurs, leurs centres d’intérêt, etc. en les nommant.[9] En effet, prendre des distances avec le groupe sur lequel porte un stéréotype pour se considérer comme un individu indépendant permet de réduire celui-ci. Dans le cas des étudiant·e·s afro-américain·e·s, se considérer d’abord comme étudiant plutôt que comme Noir aurait un impact majeur sur la performance scolaire de ceux et celles-ci[10]. Si cette distanciation permet un impact positif sur l’effet de menace du stéréotype et mobilise des processus tout aussi positifs (l’affirmation de soi, la confiance en ses capacités individuelles, le développement personnel, la réduction des frontières intergroupes…), elle présente toutefois le risque de se désidentifier du groupe ciblé par un stéréotype et donc de rejeter et perdre une partie de son identité en se marginalisant[11].
Réflexion à suivre !
[2] Rappel, selon Leyens et al. Les stéréotypes sont « croyances partagées concernant les caractéristiques personnelles, généralement des traits de personnalité, mais souvent aussi des comportements, d’un groupe de personnes » Leyens, et al., Stéréotypes et cognition sociale, Sprimont: Mardaga, 1996 p. 24.
[3] Intervention de Racky Ka dans le cours de psychologie sociale et culturelle appliquée de Audrey Godart, 8.12.2020.
[4] Racky Ka, Menace(s) du stéréotype et perception de soi : Comment modérer l’impact des réputations négatives sur les membres des groupes stéréotypés ? Le cas des femmes et des Noirs de France. Thèse, 2013, Université Paris Descartes
[5] Idem p. 145.
[6] Racky Ka, p. 196
[7] « Activer » : avant le test, expliquer qu’il s’agit d’un test d’intelligence.
[8] Joshua Aronson, Carrie B. Fried et Catherine Good, « Reducing the Effects of Stereotype Threat on African American College Students by Shaping Theories of Intelligence », Journal of Experimental Social Psychology, vol. 38, n°2, juin 2001, p.113-125.
[9] Standford GSB Staff, « The value of « Values affirmation » », Standford Graduate School of Business, 2012 http://stanford.io/1ANnqbl
[10] Nalini Ambady, Sue K. Paik, Jennifer Steele, Ashili Owen-Smith et Jason P. Mitchell, « Deflecting negative self-relevant stereotype activation : the effects of individuation », Journal of Experimental Social Psychology, vol. 40, 2004, p.401-408.
[11] Michel Désert, Jean-Claude Croizet et Jacques-Philippe Leyens, « La menace du stéréotype : une interaction entre situation et identité », L’Année psychologique, vol. 102, no3, 2002, p.555-576.
Zoé Vandermeeren, stagiaire ULB-Coopération