Il y a un mythe qui dit que « tout homme est tiraillé entre deux besoins, le besoin de la Pirogue, c’est-à-dire du voyage, de l’arrachement à soi-même, et le besoin de l’Arbre, c’est à dire de l’enracinement, de l’identité, et les hommes errent constamment entre ces deux besoins en cédant tantôt à l’un, tantôt à l’autre : jusqu’au jour où ils comprennent que c’est avec l’Arbre qu’on fabrique la Pirogue ».
Certains jeunes avec lesquels nous travaillons dans le cadre de nos projets ont le sentiment de ne pas correspondre à la société dans laquelle ils.elles grandissent. Ce sont leurs parents ou grands-parents qui sont arrivés en Belgique. Et bien que les générations se soient entre-temps succédées, ils se sentent encore perçus comme des étrangers. Un regard porté par la société qui trop souvent dévalorise leurs origines et nourrit leur colère. Comment trouver ma place quand une partie de mon identité est dévalorisée dans la société ? Et comment je peux faire cohabiter différentes parties de moi ? Celle qui est née en Belgique et celle qui porte l’histoire de ma famille et de mes origines ? Et si l’enjeu n’était pas de choisir mais plutôt de mettre en dialogue en tissant les fils de ces différentes appartenances ?
C’est à partir de cette réflexion que j’ai échangé avec Christian Ntirandekura pour qu’il m’apporte son éclairage sur la question du métissage et sur la manière dont ce processus peut être vécu de l’intérieur par ces jeunes. Une lucarne ouverte sur une question tellement plus vaste. Christian est originaire du Burundi et a été réfugié lui-même. Il est élu en octobre 2016 président de la Diaspora Burundaise en Belgique.
Entre deux mondes
La personne qui vient d’ailleurs est balancée entre deux mondes : le monde de son pays d’origine et celui de son pays d’accueil. Le premier est un univers dont elle connait les codes, dans lequel elle a un statut et des repères. Elle est invitée à rentrer dans un monde qu’elle découvre en cours dans lequel elle doit refaire sa vie, trouver un logement stable après de multiples déménagements, (re)faire des formations de base pour trouver un emploi. Un cheminement qui se fait rarement en moins de 10 ans. Cette situation et le contraste qu’elle crée peut être source de grande tension.
Pour les jeunes, il y a encore plus d’ambiguïtés. Le monde d’origine, ils ne l’ont pas connu si ce n’est à travers les histoires transmises par leur famille. Et cet imaginaire peut être morcelé notamment parce que la transmission des valeurs se fait dans la langue d’origine et que les parents ou grands-parents n’arrivent pas toujours à traduire.
À côté de ce qu’on peut appeler la tradition, ils sont confrontés, dans leur vie de tous les jours, à d’autres modes de communication, d’autres langues, d’autres valeurs n’ayant aucune fonction dans leur sphère familiale. Et l’école, supposée s’inscrire dans la continuité et complémentarité de l’éducation transmise à la maison reflète d’autres règles et normes. Cette fraction entre les deux crée un risque de bipolarité et peut fragiliser les jeunes. Ils sont des éléments tiers dans les deux cultures et pour satisfaire ces demandes différentes, ils deviendront l’une ou l’autre selon leurs interlocuteurs.
Choisir
Parfois, pour leur propre cohésion, les jeunes vont développer une pensée binaire : l’un est bon, l’autre mauvais. Ils chercheront à rejeter une des deux cultures avec le risque de s’éloigner de leur cercle familial s’ils ne sont pas accompagnés. C’est un enjeu pour survivre car il est difficile pour eux de faire cet aller-retour incessant entre les deux. On retrouve chez des personnes plus âgées, la tendance inverse, à vouloir à tout prix continuer à évoluer dans leur monde d’origine car c’est ce qu’ils connaissent et que c’est là qu’ils se sentent reconnus pour qui ils sont, entrainant un risque d’inadaptation et de ghetto.
Réconcilier
La complexité du métissage consiste à englober, à développer sa souplesse et sa capacité d’adaptation. Et pour cela, les jeunes auront besoin d’un accompagnement pour réussir à être assis dans l’une ET l’autre culture et devenir ces êtres « hybrides » capables de subvenir et d’évoluer dans un nouvel espace.
Enracinement
Cet accompagnement peut se nourrir de la transmission d’un bagage historique et culturel. Trop de jeunes manquent d’information sur l’histoire de leur pays d’origine et de leur famille. C’est le besoin de l’arbre : un besoin d’enracinement. Connaitre son histoire, ses coutumes et celles des autres. Savoir qui l’on est, est une boussole à partir de laquelle mobiliser ses ressources. Et constitue une manière de pouvoir valoriser l’image que l’on reflète et que l’on doit pouvoir épouser.
Arrachement à soi-même
Et puis à partir de cette fondation, il y a un travail à faire pour développer une vision du chemin que la personne fait d’une dimension à l’autre : de sa culture première à sa culture adoptée. Sans devoir renier l’une ou l’autre. Savoir conter pour savoir se situer. Chercher en soi dans ses bagages comme chercher des versions similaires dans deux livres.
Par exemple, toi en tant que jeune maman qui travaille, tu as une vie différente parfois de celle de ta mère et certainement de celle de ta grand-mère. Tu te différencies par la manière dont elle a évolué dans sa vie notamment à partir du rôle que la société donnait à la femme à l’époque. Ton identité actuelle peut être criante, s’il y a un déchirement, une coupure nette entre son histoire et la tienne. Et qui peut t’amener à ne pas te reconnaitre dans la vie de ta grand-mère et vice versa. Mais si tu rends visible le chemin fait par les deux avec les moyens de chacune, tu t’inscris dans une continuité à partir de laquelle tu peux te situer. Cela va te rassurer et en même rassurer ton entourage et te permettra, à ton tour, de transmettre à tes enfants cette continuité en marche.
Ce travail correspond au besoin de la pirogue. Et peut se faire notamment par la constatation, par la mise en discussion avec des personnes qui ont un autre regard que le tien, par la création d’espace de parole permettant un éveil de conscience sur toi et sur ton environnement. Un espace dans lequel tu apprends à exprimer, recevoir et donner et permettant à terme de savoir d’où tu es partie pour savoir où tu es aujourd’hui et qui tu veux devenir.
Christian Ntirandekura
Propos recueillis par Wivine Hynderick
Call to action
Question universelle : Et vous quel est votre métissage ? Quelles sont les parties de vous que vous faites dialoguer ?
Vous travaillez sur ces questions ? Echangeons sur nos expériences ! Vous souhaitez accompagner des jeunes dans ce sens ? Réfléchissons à des nouvelles collaborations.
Pour aller + loin
Pascale Jamoulle, Par-delà les silences. Non-dits et ruptures dans les parcours d’immigration. Éditions La découverte, 2013.