Ose savoir dit Emmanuel Kant … jamais l’humanité n’a eu une telle connaissance de sa propre évolution et de celle de sa planète. Le changement climatique impacte toutes les populations et toutes les activités ; nous sommes profondément interdépendants les uns des autres. La responsabilité des humains est avérée, elle est autant collective qu’individuelle. Les conséquences en sont profondément inégalitaires.
Systèmes complexes : de quoi parle-t-on ?
Cet article aborde le sujet du changement climatique à partir du point de vue des systèmes complexes. Un système complexe est un ensemble composé de nombreux éléments en interaction locale et simultanée, qui possèdent un comportement global lequel ne peut être facilement expliqué à partir des seules propriétés individuelles de ces éléments. Ils peuvent être caractérisés par leur structure, par l’existence d’interactions non linéaires, par l’émergence de niveaux d’organisation différents, ou par leurs comportements collectifs non triviaux (multistationnarité, chaos, bifurcations, auto-organisation, émergence, boucles de rétroaction, …).
Lorsque l’on veut modéliser un système, on conçoit un certain nombre de règles d’évolution, puis l’on simule le système en itérant ces règles jusqu’à obtenir un résultat structuré.
Du fait de la diversité des systèmes complexes, leur étude est interdisciplinaire. Deux approches complémentaires sont utilisées :
- certaines disciplines étudient les systèmes complexes dans un domaine particulier,
- d’autres cherchent des méthodes, schémas et principes généraux applicables à de nombreux types de systèmes différents.
Par exemple, le climat résulte d’interactions complexes entre les différents compartiments du système terrestre, c’est-à-dire l’atmosphère, l’océan, les continents et la glace continentale, auxquelles s’ajoutent des contraintes externes d’origine naturelle et humaine. Ces interactions, multi-échelles –temps et espace et non linéaires–, impactent la capacité à prévoir le climat. La modélisation du climat vise à représenter ces interactions et à évaluer l’effet des activités humaines, passées et futures, sur l’évolution du climat.
Ce rapport attirait déjà l’attention des décideurs sur la nécessité de profonds changements de nos manières de produire, consommer, réparer pour que notre système terre-humanité soit durable. Evidemment rien n’a été fait ! Depuis bien d’autres travaux sont venus enrichir ces modèles d’étude des systèmes complexes, ainsi que ces premiers scénarios, en particulier ceux du GIEC, de la plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques, de l’Université de Stockholm, …
Les limites planétaires
L’empreinte écologique humaine a des conséquences énormes sur notre écosystème terre. En 2009 une équipe de 26 chercheurs du Stockholm Resilience Centre a identifié 9 domaines de limites planétaires (cf. schéma ci-dessous) à ne pas dépasser si l’humanité veut pouvoir se développer dans un écosystème sûr, c’est-à-dire évitant les modifications brutales, non-linéaires, potentiellement catastrophiques et difficilement prévisibles de l’environnement (étude Rockström 2009).
Des analyses faites par les auteurs, il ressort 3 points majeurs, au regard des valeurs limites, en matière de volume émis ou extrait de l’environnement. Trois limites planétaires ont été dépassées :
- Changement climatique : concentration atmosphérique en CO < 350 ppm et/ou une variation maximale de +1 W/m² du forçage radiatif;
- Erosion de la biodiversité : le taux d’extinction « normal » des espèces < 10 espèces par an sur un million. Or, le taux actuel d’extinction planétaire serait 10 à 100 fois supérieur. Ces disparitions ont des impacts majeurs sur les écosystèmes et sur les fonctions qui ne sont plus remplies par les espèces disparues;
- Perturbation des cycles biochimiques de l’azote et du phosphore : ces deux cycles sont essentielles au bon état des sols, des eaux et des organismes vivants. Or ils sont fortement perturbés par les activités humaines, avec des implications encore mal évaluées pour les écosystèmes à travers le monde.
- Modifications des usages des sols : maximum de 15 % de la surface de terres libres de glaces convertie en terres agricoles;
- Utilisation d’eau douce : inférieure à 4.000 km³/an de consommation des ressources en eaux de ruissellement;
- Diminution de la couche d’ozone stratosphérique : réduction < 5 % dans la concentration en ozone par rapport au niveau pré-industriel de 290 unités Dobson;
- Acidification des océans : taux moyen de saturation de l’eau de mer de surface en aragonite ≥ 80 % du niveau pré-industriel.
Deux limites ne pouvaient pas encore être quantifiées, par manque de données :
- Pollution chimique (composés radioactifs, métaux lourds, composés organiques synthétiques);
- Concentration des aérosols atmosphériques.
Les auteurs insistaient sur les interactions entre ces limites (synergies possibles). Le concept de « limites planétaires » permet de définir le « terrain de jeu planétaire » (planetary playing field) dans les limites duquel l’humanité pourrait vivre en sécurité (du point de vue de la durabilité des ressources naturelles et des services écosystémiques).
Notre empreinte écologique dépassée de plus en plus tôt
Aujourd’hui, plus que jamais, nous pouvons rapidement reconnaître que notre empreinte écologique (càd les ressources que nous extrayons, les déchets que nous produisons, les dégradations que nous infligeons à notre planète) dépasse largement la bio capacité de la terre (càd ce que la terre produit comme ressources, les déchets qu’elle peut supporter, les réparations qu’elle peut faire suite aux dégradations).
Cette année 2019, notre empreinte écologique a dépassé la bio capacité de la terre fin juillet, et c’est de plus en plus tôt. Pour mémoire la date du « jour du dépassement » se situait fin décembre dans les années 70. Globalement la courbe d’évolution de notre empreinte écologique a crû de manière exponentielle puis ralentit pour former un espèce de grand S.
Les 4 « scénarios » les plus fréquents relativement à nos limites planétaires
Nous pourrions croire, puisque nous savons, que nous allons prendre des mesures radicales. Que nenni ! Lorsque l’on s’intéresse aux discours et réactions des humains, 4 imaginaires collectifs sont discernables :
- Les sans limites : il n’y a pas de limites à nos activités, on ne dépassera jamais la bio capacité de la terre (ex. Trump).
- Les soutenabilistes : il y a une limite, mais nous saurons infléchir la courbe de notre empreinte écologique pour rester en-deçà de la bio capacité de la terre.
- Les illusionnistes : on a bien compris que notre empreinte écologique a dépassé depuis longtemps la bio capacité, mais on va découpler l’économie de l’empreinte écologique et on va pouvoir revenir sous la barre ! On trouve ici tous les « technologues », politiques de tout bord, grandes entreprises, l’économie verte, les villes intelligentes et résilientes… hélas jusqu’à présent ce découplage n’a jamais marché… et même pire puisqu’il faut aujourd’hui plus de ressources pour produire un point de PIB qu’il y a 50 ans !
Il y a aussi ceux qui prônent une décroissance forte, (ou « la sobriété heureuse »); cela pourrait marcher s’il y avait à la fois adhésion générale, appropriation de cette voie, et adaptation de ce concept dans un souci d’équité, ce qui n’est pas le cas. - Les effondristes, pour qui le système ne peut que s’effondrer tant on a accumulé les dégradations sur notre planète, qui ont pour conséquence de diminuer drastiquement la bio capacité de la terre.
Le 1er discours confine à la folie, les second et troisième sont obsolètes, seul le quatrième semble aujourd’hui inéluctable, relativement aux évolutions de notre écosystème complexe que forment l’humanité et la terre. La question va plutôt porter sur notre capacité à infléchir cet effondrement pour qu’il ne soit pas trop brutal. Les dernières études donnent 2 clans : ceux qui estiment que cet effondrement va se produire entre 2030 et 2050, et ceux qui pensent que cela n’interviendra pas avant 2070. Dans tous les cas de figure, agir en profondeur est non seulement une nécessité, mais une urgence absolue…
Colette Gaillard, experte changement climatique
Dominique Linossier, expert développement durable des territoires
En savoir +
Cet article fait partie d’un dossier consacré au climat. Découvrez la suite dans Bouleversement climatique : quelles pistes pour agir?
Pour aller + loin
Références
Johan Rockström et al., « A safe operating space for humanity », Nature, 23 septembre 2009.
« Planetary Boundaries: Exploring the Safe Operating Space for Humanity », Ecology and Society (en), 2009 .
« Climate change: Understanding Rio+20 », UN Office for the Coordination of Humanitarian Affairs, ITIN, 3 avril 2012.
« Rio+20 zero draft accepts ‘planetary boundaries' », Science and Development Network, 28 mars 2012.
« Secretary-General Highlights Key Points… », United Nations News, 16 mars 2012.
« Your guide to science and technology at Rio+20 », Science and Development Network, 12 juin 2012.
« Planetary boundaries: Guiding human development on a changing planet », Science, 13 février 2015.
« Quatre limites planétaires mondiales sont aujourd’hui dépassées », Futuribles, 18 février 2015